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LES CHEFFERIES TRADITIONNELLES À LA CROISÉE DES CHEMINS Une contribution à l’œuvre de restauration, de renforcement et de consolidation du pouvoir et de l’autorité des chefs traditionnels.

En Afrique subsaharienne, les chefferies traditionnelles qui ont pu résister à l’administration coloniale et restées fortes, fonctionnent dans le cadre des Etats modernes qui sont régis par des lois et un mode d’administration républicains. Le pouvoir administratif et politique des chefs traditionnels dont les territoires étaient jusque-là de mini Etats indépendants s’arrête désormais là où commence le pouvoir de l’Etat. Et les chefs traditionnels sont devenus des collaborateurs de l’administration dans l’encadrement de leurs populations. C’est dire que nos monarques doivent pouvoir concilier les exigences d’un Etat moderne avec le respect des us et coutumes, de la spiritualité et des religions traditionnelles dont ils sont les garants. Dans le cadre de leurs activités coutumières, de la spiritualité et des religions traditionnelles, ils doivent éviter tout acte ou pratique qui serait en porte-à-faux avec les lois en vigueur dans la république.

 

Mo'o Temoyim

Mô’ô Temoyim Tsombeng Jean à Lefèh Djeuh Yim Bafou

 Depuis la période coloniale, l’Etat a utilisé l’église et les missionnaires pour faire des chefs traditionnels des instruments au service de l’administration. Comme le confirme cette phrase qui prescrit ce qui suit :

Votre rôle essentiel qu’est l’enseignement est de faciliter la tâche aux administrateurs et aux industriels. (Dixit Léopold II, roi des Belges aux premiers missionnaires du Congo1883).

Avec le concours des pasteurs, des prêtres, des catéchistes et autres évangélistes, l’administration publique a toujours dénigré et disputé aux chefs traditionnels leurs privilèges de garants des traditions et de guides spirituels. Les judéo chrétiens, les arabo musulmans et dans bientôt les indo asiatiques, ont toujours mis et continuent de mettre en œuvre, des stratégies pour fragiliser, saper et détruire, les fondements culturels, spirituels et religieux de nos traditions ancestrales. L’autorité, le prestige, la dignité, le rôle de gardiens des traditions et le pouvoir divin et sacré incarné par les chefs coutumiers en ont particulièrement souffert.

C’est dans la perspective d’un changement ou tout au moins d’une amélioration de cette situation que s’inscrit la présente réflexion qui a pour objet, dans un premier temps de rappeler, de faire un descriptif sommaire de l’organisation, de la structuration et du fonctionnement des chefferies traditionnelles en Afrique, et particulièrement au Cameroun à l’époque précoloniale. Dans une deuxième articulation nous relèverons quelques dérives de la gestion des chefs locaux au Cameroun sur les traditions ou cultures Bamiléké de la période coloniale à nos jours.  Pour terminer, nous indiquerons quelques pistes de solution avec des suggestions pour la restauration, le renforcement et la consolidation des pouvoirs et de l’autorité des chefs traditionnels aujourd’hui.

Mo'o Temoyim

1)      Organisation et mode d’administration des chefferies traditionnelles en Afrique avant la colonisation

Les us et coutumes, les réalités, et les institutions socioculturelles des peuples africains au-dessous du Sahara se sont perpétués et transmises de bouche à oreille à travers les âges. De ces us et coutumes, il apparaît clairement que les chefferies traditionnelles ont occupé et occupent encore de nos jours, une place centrale dans l’organisation sociale des bantou en général et du peuple bamiléké en particulier, avec cependant quelques variantes d’une communauté à l’autre. Mais il demeure constant que le Bamiléké est resté très attaché à sa chefferie et à ses traditions ancestrales.

Les chefferies traditionnelles, de tailles plus ou moins importantes chez les peuples des Grassfield étaient comme nous l’avons mentionné plus haut de mini Etats indépendants qui s’agrandissaient au gré des conquêtes ou disparaissaient, parce que soumis, phagocytés ou vassalisés. Voilà pourquoi les premiers colons se sont targués d’avoir mis fin aux guerres tribales pour sortir les nègres de la « sauvagerie » et de la « barbarie » avant de les « civiliser ».

Dans ce contexte, les chefs traditionnels avaient un pouvoir spirituel, sacré et presque ou parfois divin. À la fois vénérables et redoutables, ils étaient propriétaires de toutes les terres dont ils étaient les seuls gestionnaires.  Cependant, tout lopin de terre attribué se transmettait de père en fils, sauf en cas de vacance[i]. En effet, les filles (successeuses) n’étaient pas éligibles, sinon à travers un de leur fils avec l’accord du père de l’enfant. C’est ainsi qu’autrefois à Bafou, un des groupements qui forme avec Baleveng, l’arrondissement de Nkong-ni dans le département de la Menoua, lorsque dans une concession il manquait un fils pour succéder à son père, le chef installait sur les terres de cette famille un prince ou toute autre personne à sa convenance. Les veuves du défunt, selon le cas étaient attribuées à des dignitaires ou mises à la disposition du chef. Quant aux filles, soit elles restaient chacune chez son époux, soit elles suivaient leur mère, ou étaient mises à la disposition du chef. Tous les hommes et toutes les femmes étaient des sujets du chef sur lesquels il avait le droit de vie et de mort. Selon la gravité de la faute, ils pouvaient voir tous leurs biens confisqués, être bannis du village ou exécutés.

La chefferie où résidait le chef et sa nombreuse famille constituée des reines, des princes et princesses, des serviteurs et autres, était le siège de toutes les institutions traditionnelles. Venaient ensuite les sociétés secrètes siégeant dans la forêt sacrée de la chefferie («Lefem»), les prêtres (« Mekem Sih ») et les prêtresses (« Mezui Sih »), chargés d’officier les rites et les cérémonies d’offrandes et des sacrifices aux ancêtres et aux divinités du village au nom du chef et sous son contrôle.

Les « Meindzong » (clans d’âges, bataillons ou régiments de l’armée de la chefferie), et les notables ainsi classifiés :

-          le cercle des neuf notables fondateurs

C’est le cercle le plus puissant chargé des affaires administratives et politiques. Ils conseillent le chef et ce dernier est tenu de les consulter avant chaque décision importante concernant la communauté. Ils sont inamovibles, leurs décisions se prennent par consensus et une fois prises, tous en assument la paternité et la responsabilité. On y accède exclusivement par succession de père en fils.

-          Le cercle des sept notables

Particulièrement chargés des affaires mystico-religieuses, ils organisent les différents sacrifices rituels. Après la désignation et l’arrestation d’un nouveau « fo’o », ils coordonnent en collaboration avec le cercle des neuf notables, tous les rites d’initiation nécessaires à la formation du Roi au commandement et à la gouvernance traditionnelle, à son rôle de gardien des traditions ancestrales, de garant des institutions traditionnelles et de guide spirituel et religieux. On a ensuite :

- les notables chefs de quartiers « Nkem lepfou » ;

-les notables fils de chef « Mekem po’ô fo’o » ;

-les notables du village « Mekem lah ou pères du chef » ;

-les notables serviteurs du chef « Mekem tcho fo’o ».

D’une manière générale les villages ou groupements bamiléké sont structurés en sous-chefferies, en quartiers et en familles et il en a toujours été ainsi. À Bafou, on distingue deux types de sous-chefferies mais trois sortes de sous-chefs :

1-       Les sous-chefferies combattues, vaincues, soumises et vassalisées « Mefo’o ntioh »,

2-       Les sous-chefferies issues des territoires conquis ou de l’aménagement et de la restructuration du territoire, placées sous l’autorité d’un digne fils suite à un acte de bravoure, à une réalisation ou à une action d’éclat dans l’intérêt de la communauté.

3-      Les sous-chefs anoblis dans les mêmes conditions et pour les mêmes raisons que ceux évoqués ci-dessus, mais qui n’ont pas un territoire.

Les sous-chefs combattus et soumis sont de loin les plus considérés et les plus respectés. Sa majesté Fo’o Ndong Victor Kana III, lors d’un exposé à la chefferie Bafou, le 16/12/2018, a défini la chefferie traditionnelle comme « une institution traditionnelle, possédant un territoire, une langue, une culture, des us et coutumes, une religion ancestrale dont l’organisation sociale, politique et économique est bien structurée ».

Cette définition, de mon humble point de vue, révèle à suffisance que la conception, la structuration, et l’organisation des chefferies traditionnelles telles que brièvement décrites ci-dessus n’ont pas fondamentalement changé.

Elles ont pu et su pour l’essentiel, se conserver, se pérenniser en se transmettant de générations en générations à travers les âges, en s’adaptant et en s’améliorant, malgré les coups de boutoirs, les tentatives d’aliénation et d’acculturation de l’administration coloniale et post coloniale.     

2)      Désacralisation, banalisation, et destruction des pouvoirs mystico-religieux des chefs traditionnels

La cupidité et l’amour du pouvoir ayant tué le pouvoir de l’amour, les peuples africains ont été déshumanisés, maltraités, massacrés, vendus et achetés comme du bétail. Une désacralisation systématique a été particulièrement menée contre les chefs et les cultures traditionnels par les colons et leurs complices. En effet, comme le dit si bien Fatou Diome[ii]« ceux qui exploitent l’Afrique ne pouvaient pas le faire s’ils n’avaient des complices locaux ».

Chargés de collecter les impôts et taxes, les chefs traditionnels avaient entre autres rôles, de fournir la main d’œuvre pour les travaux forcés, de rabattre les esclaves, de relayer et de veiller à l’exécution des instructions des autorités coloniales que des jeunes « nègres » robustes et forts transportaient avec armes et bagages, nus et pieds nus, dans des hamacs, à travers les forêts tropicales ou dans le Sahara.

Que dire de la traite négrière, c’est-à-dire la déportation de jeunes hommes, de jeunes femmes, des enfants arrachés à leurs terres et à l’affection de leurs parents pour les plantations en Amérique et aux Antilles, ainsi que des villages entiers incendiés et tous leurs habitants massacrés, çà et là en Afrique.

Les nationalistes et les chefs indépendantistes, indociles ou désobéissants, ainsi que les « rebelles » étaient purement et simplement assassinés. Comme Rudolf Douala Manga Bell, pendu le 08 août 1914 avec son secrétaire Ngosso Din à Douala, Martin Paul Samba fusillé le même jour à Ebolowa avec ses collaborateurs Madola, Edande Mbita et autres, le chef Tétio, 9ème de la dynastie des chefs Bantsengla (sous-chefferie de Bafou), pendu lui aussi en 1915 par les Allemands, pour ne citer que ceux-là.

Les chefs les plus chanceux étaient destitués remplacés et déportés, leurs trésors royaux détruits ou pillés et emportés pour achalander les musées occidentaux. Tel fut le cas du Sultan de Mora, Oumar Adjara, remplacé en 1922 par Amada, son fils, lui-même destitué en 1924 pour « incapacité politique nuisible à notre action civilisatrice ». Tel fut aussi le cas du Sultan des Bamoun, le Roi Njoya, exilé à Yaoundé en 1931, du chef Nono de Bangwa en 1930 et celui des Lamidos de Maroua, en 1959, et de N’Gaoundéré, en 1963[iii].

Des indépendances à nos jours, la situation n’a pas significativement changé. Les néo-colons continuent de dévoiler pour les banaliser, l’inconsistance des attributs, et des pouvoirs mystico-religieux et spirituels des chefs, en vue de les détrôner de leurs fonctions de guides spirituels et de garants des institutions traditionnelles.

Au Cameroun, Le Décret N° 77/245 du 15 juillet 1977, modifié et complété par le Décret No 82/241 du 24 Juin 1982, fait de la chefferie traditionnelle un échelon, une circonscription de l’organisation administrative et territoriale, réduit et relègue à la portion congrue d’auxiliaires de l’administration, les chefs traditionnels qui, selon l’article 20 de ce texte, connaissent des fortunes diverses.

 Ainsi, de «chefs traditionnels ou chefs coutumiers», nos monarques, dépositaires des traditions ancestrales, guides spirituels et religieux par excellence, se retrouvent confinés au rôle peu reluisant de « chefs administratifs », astreints au port d’une tenue de commandement ridicule, inappropriée, rigoureusement boudée et rejetée par endroit, notamment dans le grand Nord, à l’Ouest et ailleurs !

Sans oublier l’octroi d’un salaire dont la plupart des chefs n’avaient véritablement pas besoin et que Sylvain Amougou Mveng[iv]considère comme une tentative de l’Etat pour fidéliser les chefs traditionnels en tant que partenaires de premier choix pour consolider leur auxiliariat dans une visée électoraliste. Il estime à juste titre qu’avec l’introduction des salaires, on s’achemine vers un asservissement des chefferies traditionnelles, et que ces salaires constituent des dons agonistiques[v] qui au lieu de revaloriser la fonction des chefs traditionnels, participent à les dévoyer de leur véritable mission, celle de garantir l’épanouissement de leur communauté à travers l’alchimie entre le pouvoir coutumier qu’ils tiennent des ancêtres, et le pouvoir administratif qu’ils tiennent de l’Etat. D’où selon lui, le grand désarroi de l’écrivain Valère Epée[vi] traduit dans cette assertion en ces termes :

Le chef n’a pas de salaire. Son seul salaire doit être la défense de son peuple. Personne n’est qualifié pour lui décerner un salaire régulier. Mieux de l’attribution d’un salaire, il aurait pu valoriser le statut du chef.

Je m’en attriste, pourquoi ? Parce que je vois nos chefs encore devenus plus dépendants qu’hier lorsqu’ils n’avaient pas de salaire, ils avaient au moins leur dignité qui vient de leur être ôtée. 

Devenus de simples courroies de transmission, relais des instructions et autres directives, les chefs traditionnels subissent les remontrances et les foudres des autorités administratives, qui les tancent à loisir à la moindre peccadille ! Alors que jadis, les chefferies traditionnelles étaient de mini Etats indépendants dans les Grassfield (Ouest et Nord-Ouest), dans le grand Nord (Adamaoua, Nord et Extrême Nord) avec des lamidats tout puissants, dans les chefferies des peuples non Islamisés et celles des zones forestières (le Centre, le Sud et l’Est).

Mo'o TemoyimMo'o Temoyim

 

Source : Ecovox N° 38- Juillet- Décembre 2007 PP.12-14

Toutes ces chefferies traditionnelles qui jusque-là fonctionnaient de manière autonomes avec des systèmes de dévolution de pouvoir spécifiques, ont été soumises à un même texte qui fait des autorités administratives les présidents des commissions de désignation des chefs en cas de vacance à la tête d’une chefferie traditionnelle : le Gouverneur pour les chefferies de 1er degré, le préfet pour les chefferies de 2ème et le sous-préfet pour celles de 3ème degré. Cette hiérarchisation selon les degrés et le nombre d’habitants de leur village ou groupement est susceptible de semer la zizanie parmi les chefs traditionnels car, il serait saugrenu et incongru que les chefs des degrés supérieurs aillent donner des ordres aux chefs des degrés inférieurs !  

En outre, malgré l’obligation faite aux autorités administratives de consulter les notabilités coutumières compétentes (article 11), des problèmes ne manquent pas très souvent de survenir parce que beaucoup parmi elles sont ignorantes des coutumes locales, sans compter les cas de corruption et de détournement des successions. 

Il n’est pas banal de relever pour le déplorer, le cas de certaines élites politiques et/ou économiques, de certains notables, chefs de quartier ou non, transformés en chefs de 3e degré par les autorités administratives au grand mépris des dispositions coutumières en la matière.

 Au cours d’un entretien avec Mô’ô Djeuh Yimelè, Panka Victor, chef du quartier Lefèh, dans l’arrondissement de Nkong-ni, de 1951 à 2015, nous avons appris que les chefferies Bamiléké d’une manière générale,  sont nées suivant trois principaux facteurs :

1)      Des princes mécontents qui s’insurgent contre l’ordre établi pour diverses raisons et s’éloignent de leurs contrées avec des amis pour se libérer des contraintes de l’allégeance au monarque régnant, se proclament souverains et fondent une nouvelle chefferie.

2)      Des princes installés à la tête des territoires suite à une réorganisation administrative du groupement ou à la tête des villages conquis dont les populations ont été soumises, assujetties et vassalisés.

3)      Des bannis et exilés loin des communautés quiformaient des villages ou des groupements en usant de ruse et de stratégies pour recruter des partisans afin d’élargir progressivement le cercle de leurs alliés pour briser les résistances ou conquérir de nouvelles terres.

 Par ailleurs les chefferies Bamiléké disposent toujours d’un conseil des neuf notables fondateurs, d’un conseil des sept notables, et de bien d’autres organes de régulation tels que les « ka’a » (sociétés secrètes) qui siègent à des jours précis de la semaine dans la forêt sacrée («lefem»), que le chef peut consulter à tout moment pour prendre une décision importante.,

Le chef traditionnel, symbole de l’unité et de la force du peuple dispose des pouvoirs étendus au plan mystico-religieux et administratif. Pour ce qui est des relations et de la communication avec les ancêtres, les divinités et Dieu, le chef est toujours entouré et assisté par les cercles de notables, les sociétés secrètes les prêtres et prêtresses, comme nous l’avons indiqué plus haut. Mais c’est lui qui a le rôle proéminant en tant que gardien de la tradition et dépositaire de tous les pouvoirs. C’est pourquoi tous les détenteurs des forces mystiques, magiques, spirituelles et autres, sont tenus de partager avec lui, leurs puissances pendant son séjour initiatique au «lah kem». Ils sont par ailleurs appelés à le protéger et à voler à son secours à tout moment.  

 Sous ce rapport, certains chefs de 3e degré à Bafou sont dénués de tout fondement culturel, plus encore de tout pouvoir traditionnel, mystique et sacré. Ils ne sont que des « chefs politico-administratifs ». Voilà pourquoi, la plupart d’entre eux ne sont que 1ers, et tout au plus, 2e ou 3e de leur dynastie.  D’autres, une fois installés se payent une période initiatique («La’ah kem»), période au cours de laquelle ils ne prennent aucune retraite et ne subissent aucun rite, faute d’initiateurs. Mais paradoxalement au terme de cette période ils sortent, et tels de véritables arrivistes, ils se pavanent et s’arrogent des titres honorifiques et pompeux (Sa majesté, Fo’ô…), et des attributs royaux : double cloche, somptueuse gandoura et autres tenues traditionnelles d’apparat, parasol, sceptre, etc. Leurs propres pères auraient du mal à les reconnaître s’ils revenaient à la vie.

Etant donné que tout prétendant au trône d’une chefferie Bamiléké doit, entre autres conditions, être né sur la « peau de panthère », c’est-à-dire être un prince né d’un monarque régnant, comment comprendre alors qu’un roturier, un fils de paysan, sans lien de sang avec la dynastie royale soit érigé au rang de chef au nom des espèces sonnantes et trébuchantes, une sorte de chef par l’argent et pour l’argent. L’argent aurait-il le pouvoir de conférer du sang princier et noble à ceux qui n’en ont pas?

D’autre part, le chef de village ou de groupement en général, est toujours le seul qui porte le titre de « Fo’o » chez les Bamiléké. À tous les autres dignitaires sont décernés des titres plus ou moins imposants et prestigieux selon l’histoire et les coutumes locales.

C’est le cas des groupements Bamendjou, Baméka, Bahouan, Bamougoum… Raison pour laquelle sa majesté Sokoudjou, fo’o des Bamendjou a toujours soutenu qu’« on ne devient pas chef, on naît chef ».

Sauf ignorance de ma part, il se trouve que dans la région de l’Ouest Cameroun, c’est dans le département de la Menoua, que le titre de « Fo’ô » est le plus galvaudé, le plus vulgarisé et banalisé pour ne pas dire prostitué, on ne sait trop pourquoi, et cela n’émeut personne. A Bafou par exemple, il ne serait pas exagéré d’affirmer que chaque famille a son « fo’ô ». Les noms dont certains s’affublent pour se glorifier frisent parfois le ridicule : fo’ô des cailloux, fo’ô des bois, fo’ô des notables, fo’ô des oiseaux, fo’ô du vin, fo’ô de la pauvreté, etc. Quelles caricatures !

La création anarchique des chefs en violation de l’orthodoxie traditionnelle ajoutée à tout ce qui précède, sème la confusion dans les esprits des jeunes qui risquent de croire que m’importe quel quidam peut se faire appeler « Fo’ô ». On ne joue pas, on ne plaisante pas avec un titre aussi important, aussi magico-mystique et sacrée ! « Jou’ouh tepong a leghèh n’sèh lefo’ô tso’ô. »(Littéralement, a mal compris qui pense que la voie vers la chefferie est ouverte et libre). En acceptant ainsi de partager leur titre avec n’importe qui, les « fo’ô » contribuent eux-mêmes à l’effritement de leur pouvoir et à la dilution de l’honneur, de la dignité et du prestige attachés à la fonction sacrée de chef traditionnel. Tout ce qui se partage diminue inexorablement.  À ma connaissance, il n’y a que le savoir que l’on peut partager sans s’appauvrir.

Ces chefs des temps modernes, monogames pour certains alors qu’en Afrique et particulièrement chez les bamiléké le chef a toujours la famille la plus nombreuses du village, du haut de leur pouvoir de «chefs administratifs»en cours de « traditionalisation », usent d’artifices et de stratagèmes pour se constituer une population dans le but de fonder ou d’agrandir leur « village nouveau-né », parfois virtuel ou réduit aux seuls membres de leur famille. D’où de fréquentes tentatives de vassalisation ou d’annexions des quartiers voisins, par le truchement des lopins de terre habités par des membres de leur famille érigés pour les besoins de la cause en notables de leur village, parfois situé à des kilomètres de là. Ainsi a-t-on vu des chefs revendiquer la parole ou des territoires à l’intérieur d’un autre village !  S’ensuivent alors des querelles de limites et de frontières qui ne manquent pas souvent d’engendrer des violences. Et c’est là une des sources des conflits entre communautés dans la région de l’Ouest et dans le groupement Bafou.

 Sans parler de ces autres chefs dont l’absence permanente à leur poste de commandement les oblige à faire une gouvernance et une gestion à distance, par procuration à durée indéterminée. Dans ces conditions ces chefs de toute évidence, sont dans l’impossibilité de suivre au quotidien, les problèmes de leurs communautés et c’est dommage !

Le pluralisme et la libéralisation politique, avec pour corolaires la démocratie, le multipartisme et la liberté d’opinion, ont davantage compliqué et envenimé la situation. Des chefs traditionnels jadis craints, respectés et adulés, sont entrés en compétition et ont échoué lamentablement en perdant à plate couture leur dignité et leur respectabilité, en mordant la poussière face à certains de leurs « sujets » nantis et autres élites intellectuelles, à qui parfois, ils ont bradé et distribué des titres de notabilité quand ce n’est de chef, à tour de bras, sans que ces derniers ne justifient du moindre lien avec la notabilité ou la chefferie !

Or, comme l’a martelé Stéphane Mallarmé, « Toute chose sacrée qui veut demeurer sacrée doit s’entourer de rareté et de mystère »[vii]. Comment le roi peut-il rivaliser avec ses sujets ? Le roi est-il un homme comme tout le monde ? Le roi serait-il nu ? À chacun de répondre. Autrefois le chef Bamiléké était sacré, personne n’osait se mesurer à lui et lui non plus ne se mesurait à personne. Mais aujourd’hui, lors des joutes électorales, tous les coups étant permis, on a vu des sujets aigris, révoltés, farouches et hargneux, décocher des flèches en direction des « N’nah tema’ah » (gibiers inattaquables contre lesquels selon la tradition, aucune flèche ne doit être lancée !)[viii] .

On a vu certaines élites trainer leur chef devant les tribunaux, avoir gain de cause et ne plus oser se décoiffer en leur présence, quand ils ne les traitent pas de tous les noms d’oiseaux lugubres.

Au regard de tout ce qui précède, les chefs traditionnels doivent se constituer en modèles pour ne pas tomber de leur piédestal.

Mo'o Temoyim

 

3) Les chefs traditionnels à la reconquête d’un pouvoir perdu

 

Au regard des effets néfastes de la colonisation et des reliques du néo-colonialisme ambiants, et donc du sombre tableau peint ci-dessus, une seule question mérite d’être posée : Que peuvent faire les chefs traditionnels, guides spirituels et dépositaires des traditions ancestrales, pour reconquérir leurs pouvoirs mystiques et religieux, pour récupérer ce qui reste de leur dignité, de leur prestige et de leur honorabilité d’antan en cette ère de modernisme ?

Avant de tenter quelques esquisses de réponse et de solution, je m’incline très respectueusement devant leurs majestés pour soumettre humblement à leur méditation, ce sage conseil :

«Il n’est jamais trop tard pour être ce que vous auriez dû être ».[ix]  

Pour éviter de perdre leur crédibilité et tomber dans le manque de considération, pour conserver la place de choix qui leur revient dans les loges traditionnelles et dans l’imaginaire de leurs peuples, les chefs traditionnels doivent opérer des choix cornéliens : Se démarquer et garder une totale indépendance vis à vis des hommes de savoir, des hommes de pouvoir et des hommes d’avoir.

 Se distinguer par leur neutralité politique car, un chef traditionnel qui s’engage publiquement en politique, divise ipso facto son peuple. En accordant sa préférence aux uns, il se met à dos les militants des autres partis concurrents. Certes un roi par essence, est un homme seul. Mais il vaut mieux être seul que mal accompagné parce que : « les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs »[x].

L’ouverture d’esprit des chefs traditionnels, leur capacité d’adaptation et d’innovation, leur qualité de rassembleur, leur sens de responsabilité et le souci constant de l’intérêt général de leurs populations qui n’auraient jamais dû cesser d’être leurs préoccupations essentielles doivent être ressuscités, remis au goût du jour et constamment tenus en éveil. Pour y parvenir, ils doivent :

Ø  Garder une égale distance vis à vis du parti au pouvoir et des autres partis politiques ;

Ø  Résister aux tentations de l’argent, aux délices du pouvoir et aux ambitions politiques ;

Ø  Se consacrer essentiellement à leurs rôles traditionnels connus depuis la nuit des temps en les modernisant le cas échéant ;

Ø  Relever le défi de la cohabitation harmonieuse des valeurs culturelles et spirituelles africaines avec les valeurs modernes, c’est-à-dire « traditionaliser » et/ou moderniser ;

Ø  Concilier les intérêts divergents d’une population de plus en plus partagée entre le conservatisme et le modernisme, entre la religion traditionnelle, les autres religions et les églises réveillées ;

Ø  Assurer la pérennité de la tradition et relever le défi de la modernité ;

Ø  Renforcer la crédibilité et revaloriser les fonctions des gardiens des totems, les « pères du chef », détenteurs des « épa’a lah » (sacs du peuple) en les disciplinant, à défaut d’extirper de leurs rangs les flagorneurs et les imposteurs qui ne font aucun mystère de leurs « activités secrètes » en public, profèrent des menaces de maladies (dysenterie, occlusion intestinale, …) ou de mort à ceux qui osent leur tenir tête. Je pense et je fais allusion ici, à la puissance des pouvoirs mystiques, des forces magiques et métaphysiques que ces protecteurs de la communauté et de son chef sont censés incarner. 

Selon Dieudonné Feugaing[xi], le rôle de chef traditionnel chez les Bamiléké se situe à un triple plan.

a) Le chef comme symbole des divinités et des traditions ancestrales

Le chef chez les Bamiléké se distingue par sa relation avec Dieu et son rôle de garant et de gestionnaire des traditions ancestrales. La chefferie est le creuset des traditions ancestrales et le chef en est le gardien. Pour les Bafou et pour les Bamiléké en général, le chef est considéré comme l’intermédiaire entre son peuple et leurs ancêtres, relations vécues à travers le monothéisme et le culte des ancêtres, par la dévotion aux crânes des parents et aux divinités.

Comme chef religieux, il est le garant de la pérennité de tous les rites fixés par la tradition concernant les crânes, les divinités et les lieux sacrés (Meguia’a Nsih) du village, et de tous les rites et cérémonies relatifs à la naissance, aux initiations, aux mariages, aux obsèques aux funérailles, etc.

b) Le chef est en rapport permanent avec le peuple

En ce qui concerne ses rapports avec son peuple, le chef traditionnel assure la sécurité des personnes et des biens, édifie ses populations sur leurs intérêts, suscite, coordonne et encourage l’action des élites locales, de la diaspora, et de toutes les forces vives, pour les orienter vers le développement économique et culturel, le bienêtre social.

Afin de garantir la paix et la concorde, il doit être un juge impartial au sein du tribunal coutumier qui joue le rôle d’une véritable juridiction de premier degré, à travers le règlement des litiges portant sur les affaires foncières, les mariages, le vol, les agressions, la sorcellerie, etc.

c) Le chef comme collaborateur de l’administration

La collaboration des chefs traditionnels avec l’administration, est encadrée par le Décret No 77 du 15 Juillet 1977 et ses modificatifs qui font des chefs traditionnels, les subordonnés des autorités administratives auxquelles ils sont soumis avec obligation de respect et d’obéissance hiérarchique ! A contrario de ce qui a cours dans les régions anglophones du Cameroun avec la « house of Chiefs » qui accorde aux autorités du commandement traditionnel voix au chapitre dans la gestion des affaires locales.

Ce décret, de mon point de vue se situe en droite ligne des textes et actes coloniaux dont il est le prolongement. Il a pour finalité de fragiliser, de démystifier les pouvoirs des chefs traditionnels, de les soumettre, de les brimer et par ricochet atténuer et détruire la consistance des cultures traditionnelles. La volonté de rabaisser les chefs traditionnelles face à leurs populations transparaît clairement dans ce texte à travers des dispositions telles que celles de l’article 29 qui stipule que :

En cas de faute dans l’exercice de leurs fonctions, en cas d’inefficacité, d’inertie ou d’exactions à l’égard de leurs populations, les chefs traditionnels encourent les sanctions suivantes :

- rappel à l’ordre ;

- avertissement ;

- blâme simple ;

          - blâme avec suspension pendant 03 mois au plus de la totalité des allocations ;

          - destitution.

Les sanctions disciplinaires qui précèdent ne peuvent être infligées que si le chef a été préalablement appelé à donner des explications sur son comportement, son efficacité ou son inertie… »[xii]

Comme cela saute aux yeux, une épée de Damoclès plane en permanence sur la tête de nos vénérables monarques. Ils sont constamment sous la menace des sanctions disciplinaires suivant leur degré de soumission et de docilité, suivant leur engagement, leur servilité et leur capacité de mobilisation des populations en faveur du parti au pouvoir, sous le contrôle et l’appréciation des autorités administratives qui par ailleurs sont chargées de les noter comme tous les fonctionnaires placés sous leur autorité. La sanction suprême qui se limite ici à la destitution, marque une évolution appréciable par rapport à l’époque coloniale où les colons allaient jusqu’à la déportation et à la peine capitale par pendaison des chefs récalcitrants devant leurs populations pour les humilier ! En sommes-nous si éloignés pour autant ?

Tout ceci est fort regrettable car, les chefs traditionnels ont besoin d’œuvrer dans la sérénité, et d’avoir les coudées franches dans l’exercice de leurs pouvoirs mystico-religieux selon les coutumes ancestrales pour conscientiser, rassembler et mobiliser leurs populations, pour impulser et promouvoir des projets et des actions de développement durable et de bienêtre commun. Bien entendu dans le respect des lois et des institutions Etatiques.

Ces sanctions et remontrances intempestives sont aux antipodes et en déphasage complet avec des coutumes locales selon lesquelles les chefs ont toujours régné à vie. Et après leur mort c’est toujours un prince qui de manière héréditaire est appelé à remplacer son père au trône. Il n’est fait recours aux collatéraux qu’à défaut d’un fils valide du monarque défunt. Pour Evariste Fopoussi Fotso[xiii], la chefferie traditionnelle se présente « comme l’une des rares structures en mesure de mobiliser plus efficacement le peuple dans la bataille du développement et de la démocratie »

Au demeurant les chefs traditionnels, respectueux des lois et règlements, doivent être parfaitement au fait de leurs missions vis-à-vis de l’Etat s’en acquitter avec clairvoyance et loyauté envers les institutions républicaines, dans l’intérêt de leurs populations, et veiller au maintien de l’ordre, de la sécurité, et de la paix dans leur village ou groupement. C’est au prix de tous les choix difficiles, de tous les « sacrifices » et de toutes les exigences évoquées dans ce texte que les chefs traditionnels pourront reconquérir l’estime et le respect de leurs populations, restaurer et consolider leurs pouvoirs ancestraux dans tous les domaines.

Pour le cas spécifique du groupement Bafou, et pour plagier la vision fixée par le Prof. Guimdo Dongmo Bernard-Raymond, par ailleurs président du bureau exécutif du comité technique d’organisation (BE /CTO), du Festival Culturel Bafou, « Lemou 2022 », nous estimons que c’est un des prix à payer pour « Un nouveau bafou dans un Bafou nouveau[xiv] » !  En tout état de cause, « si la colonisation n’a pas tué les chefferies, si la démocratie n’y a pas réussi, alors les chefferies ont encore un travail à faire pour ce pays »[xv]. Et avec Patrice Kayo nous ajoutons : « La nuit [quelle que soit sa noirceur] ne peut empêcher la naissance dujour[xvi] ».  

Mo'o Temoyim



[i]Momo Sofack Guy, Code coutumier Bamiléké, Edition Réveil des peuples, 57 pages, pp.1-2.   

[ii]Fatou Diome, écrivaine Franco-sénégalaise lors d’une émission à la télévision.

[iii]Dieudonné Feugaing, Eco vox, CIPCRES, Juillet-Décembre 2007, p.6-7).

[iv]Sylvain Charles AMOUGOU MVENG, «la chefferie traditionnelle au Cameroun au cœur du jeu et de l’échange politique : essai d’analyse à partir de ses monnayages et de ses usages à l’ère de la libéralisation politique». JURIDIS, Revue de droit et de science politique, no 127.  

[v]Agonistique : qui concerne la lutte, les conflits. Se dit d’un comportement agressif

[vi]Valère Epee cité par Sylvain Charles AMOUGOU MVENG, op. cit. p.92

[vii]Stéphane Mallarmé, cité par Sa Majesté Kabiéssi El hadj Shérif Issa Nassirou Bouraïma Oba ADESSOUDJI , Roi de tous les fils Odudua du Bénin et de la diaspora, Ecovox, CIPCRES, Juillet-Décembre 2007, p.23

[viii]Cité par Eugène FONSSI, Oxygène, Coupé-Décalé, Ecovox, op.cit. p.28.

(https://www.pxr.cm>actes>dec… et https://www.prc. Cm>

[ix]Georges ELIOT, https://m. aforisticamente.com

[x]1 Corinthiens 15:33

[xi]Dieudonné Feugaing, op.cit.

[xii]Décret No 77 du 15 Juillet 1977

[xiii]Evariste Fopoussi Fotso, ECOVOX no 28, plaidoyer pour la chefferie traditionnelle, 2007. P.26   

[xiv]Slogan interpellateur du festival culturel Lemou 2022.

[xv]Chef Bamendjo, cit par Flaubert Djateng, in ECOVOX No 38. P.27  

[xvi]Patrice KAYO, Fables des montagnes, Editions CLE, 2012.

Mo'o Temoyim

 

Mô’ô Temoyim Tsombeng Jean à Lefèh Djeuh Yim Bafou

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