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LES NOTIONS D’« ANCETRE », DE « LESSA’A » ET « AGHAP N’GUIA » DANS LES US ET COUTUMES DES BAFOU.

INTRODUCTION

« Lessa’a » et « Aghap nguia », sont deux concepts des us et coutumes Bafou, très souvent confrontés à des interprétations fantaisistes et dont la compréhension, loin de faire l’unanimité, se heurte parfois, à de vives controverses, voire à des polémiques. Afin d’expliquer ces aspects importants de notre culture qui risquent à terme, d’être dénaturés et dévoyés, nous allons, à partir de la notion d’ancêtre qui leur est consubstantielle, procéder à une analyse sémiologique axée sur les points suivants : leur signification, leur fondements, les réalités auxquelles ils renvoient ou comment ils sont opérationnalisés dans nos pratiques coutumières. Ces articulations permettront, je l’espère, de cerner suffisamment leurs contours pour mieux appréhender leur impact dans la vie quotidienne des Bafou.

 APPROCHE DEFINITIONNELLE

Afin de nous accorder sur ce dont il est question, commençons par explorer les différentes acceptions de ces termes tels que nous l’a conseillé le sage Confucius : « pour éviter la guerre, il faut commencer par définir les mots ».

L’ancêtre, d’après le Dictionnaire Petit Robert. (1979. p .66), est : « la personne qui est à l’origine d’une famille dont on descend … Au pluriel, ce sont ceux qui ont vécu avant nous, les hommes des siècles passés ». Et selon le dictionnaire Larousse (https : www.larousse. Fr » français), un ancêtre est « l’ascendant d’une personne ou d’une famille antérieur aux parents ». Pour Dieudonné WATIO : « L’ancêtre peut se définir comme l’homme ou la femme défunts qui, par leur vie, leur travail et leurs conseils, ont édifié de façon inoubliable la famille. »(1)

« Lessa’a » et « Aghap Nguia » sont deux concepts qui peuvent se définir comme étant les deux ancêtres connus de sexe féminin les plus éloignés d’un individu ou d’une famille, du côté de son père : « Lessa’a », ou du côté de la mère : « Aghap-Nguia » ( Dieudonné Watio, « le culte des ancêtres chez les Ngyemba (Ouest-Cameroun) et ses incidences pastorales » (Evêque de Bafoussam) thèse de doctorat en sciences des religions, Paris 4, 1986).

Précisons d’entrée de jeu que les noms « Lessa’ a » et « Aghap Nguia », ici en langue yemba, ont le même équivalent en français qui est le nom «ancêtre». En d’autres termes, ces personnes ou personnalités sont toute des ancêtres. Et toute défunte devenue ancêtre peut devenir « lessa’a ou aghap nguia » d’une génération lointaine de sa descendance.

Le nom « lessa’a » littéralement « source » ou « origine », attribué à l’ancêtre (femme) comme la plus éloignée possible du père fondateur (Nong m’ba’a) d’une concession familiale comme d’une chefferie traditionnelle, signifie lieu de « germination », c’est-à-dire le lieu de la sortie de terre, telle une tigelle après le semi d’une graine, pour symboliser la naissance de l’arbre généalogique d’une famille qui va grandir, se démultiplier, porter des branches, des sous-branches, etc. La « Lessa’a », dans une concession donnée, est pour le père fondateur, d’une famille, son ancêtre (femme) qui a donné naissance à sa mère, sa grand-mère, son arrière-grand-mère, la mère de cette dernière, etc.

Le nom « Aghap-Nguia», quant à lui, signifie celle qui partage ou qui a partagé la maison (famille) c'est-à-dire celle qui a engendré, démultiplié, envoyé ses enfants vers diverses contrées. Pour le cas des successeurs du père fondateur de la famille, leurs « Aghap-N’guia » se trouvent aussi du côté de leurs mères comme celles de tous leurs autres frères et sœurs, qu’ils soient de même mère ou de mères différentes, c’est-à-dire : leur mère (femme de la concession), leur grand-mère, leur arrière-grand-mère, la mère de celle-ci etc.

A titre illustratif, une chefferie étant le creuset et le siège des institutions traditionnelles, celle du groupement Bafou apparaît comme l’exemple le plus édifiant à cet égard. En effet, l’histoire de ce groupement nous apprend que le fondateur de Bafou, un certain Tella, est parti de la chefferie Baleveng pour s’installer à « Meung lepèh ». Nous en déduisons donc que la « lessa’a » de toutes les princesses, de tous les princes et rois de la chefferie Bafou est la mère de Tella (une des épouse du chef Baleveng). Ainsi, la chaine de la descendance de Tella, fondateur de Bafou, se présente tel qu’il suit : la mère de Tella, sa grand-mère, son arrière-grand-mère, etc. L’adage Bafou qui dit que : « Ngning gho’o n’guia lefôô, àtsa a nguia mèwouop » (dans une chefferie, préoccupe-toi, soucie-toi d’abord de la case-famille-de ta mère), trouve ici toute sa pertinence.

En résumé, la « Lessa’a » est l’ancêtre la plus éloignée possible d’une concession du côté paternel et la « Aghap Nguia », l’ancêtre la plus éloignée possible d’une femme et de sa descendance, du côté maternel. Cependant, il peut arriver que la « Lessa’a » d’une famille se retrouve du côté maternel, c’est le cas par exemple, d’une « Ma a » (reine-mère d’un chef traditionnel ou d’un grand notable), fondatrice d’une concession dont le fils devient successeur.

A ceux qui prétendent que la « Lessa’a » désigne la mère de « Aghap-Nguia», nous pouvons dire qu’au stade actuel de nos investigations, cette allégation n’est ni cohérente, ni logique et ne repose sur aucun fondement socio- anthropologique. On ne ramasse pas des oranges sous un manguier, les chiennes ne font pas des chatons ! On ne peut dans une même langue, inventer deux noms si différents pour désigner la même chose ! Même avec des synonymes, il y a toujours quelques nuances.

Osons faire un peu de fiction et imaginons un instant, un monde sans la « mort », un monde où personne ne décède depuis la création. Chacun pourrait facilement, certainement et sans coup férir, remonter toute la chaine de ses ancêtres maternels jusqu’au créateur, sans hésiter et surtout, sans le moindre doute sur le lien de sang. On ne pourrait en dire autant de la chaine des ancêtres du côté paternel qui plutôt, ne manquerait pas de nous réserver des surprises ! Et pour cause, du monde des animaux à celui des humains, seule la maternité est certaine. Et pour un homme, la paternité n’est souvent qu’un acte de responsabilité !

PROCESSUS DE RECONNAISSANCE DU STATUT D’ANCETRE

Il s’agit ici de répondre aux questions suivantes : comment devient-on ancêtre ? Qui peut ou ne peut pas être considéré comme ancêtre  ou quels sont les critères d’ancestralisation(1) (1 https://www.cairn.info > revu…) ? Qui peut ou ne peut pas jouer le rôle d’ancêtre selon les Bafou ? En effet, les rites qui permettent à un défunt, à un esprit, d’accéder au statut d’ancêtre, sont complexes et s’étendent sur une période plus ou moins longue après le décès, un an au moins chez les Bafou avec le culte sacré des cranes, pour permettre la décomposition et la dislocation des os du défunt.

Avant d’aller plus loin, relevons pour le souligner et insister, que les Bafou ne font aucune confusion entre les ancêtres et Dieu. A Bafou on est bien conscient que Dieu seul est Dieu. Ils l’appellent « N’dem » ou « N’SIh » (la terre), « Atsiah Pouoh » (celui qui est au-dessus de tous les autres). Le nom « Ngning té N’dem » qui signifie personne n’est Dieu, en est une preuve suffisante. Tous les actes rituels que les Bafou posent s’adressent à Dieu en premier lieu ; les ancêtres, les génies et les divinités viennent en second lieu comme médiateurs et intercesseurs. « Les ancêtres sont partout présents dans l’existence de leurs descendants. A la naissance, on recourt à eux pour leur demander de veiller sur la vie de l’enfant qui vient agrandir le cercle familial. Au mariage, on leur demande d’obtenir pour le jeune couple d’avoir de nombreux et beaux enfants. Pendant la maladie, d’un membre de la famille, ils sont invoqués pour obtenir la guérison du malade. »(1) Cette relation entre les vivants et les ancêtres est autant importante, nécessaire et intéressante pour les uns que pour les autres. Une sorte de partenariat gagnant/gagnant car, les premiers ont besoin de la protection, des faveurs, de l’accueil, de la médiation, et de l’intercession après leur décès, des seconds qui sont dans l’obligation de veiller sur eux (leurs descendances, leurs familles, et leurs proches). Parce que la disparition de ces derniers entrainerait ipso-facto la leur, car, ils n’auraient plus personne sur terre pour les pleurer, les invoquer et se souvenir d’eux, pour perpétuer leur lignage, réparer leurs fautes, honorer leurs éventuels engagements non assumés, en remboursant leurs dettes, en organisant des cérémonies, en effectuant  des rites et des sacrifices pour ouvrir  leur voie à l’ancestralité, pour favoriser et faciliter leur  voyage retour vers Dieu le créateur. Cela étant, nous sommes d’accord  avec Bernard MAILLARD qui affirme que : « Le rôle des ancêtres par rapport aux vivants, ou mieux, l’étroite relation entre les morts et les vivants d’un lignage, se  trouve encore précisé par la pratique de la malédiction. Proféré dans des situations extrêmes et insoutenables, elle stigmatise un état de tension  qui ne trouvera une issue heureuse que dans un acte réparateur. En effet, la malédiction atteste que tout manquement grave et répété exige une reconnaissance de la faute et une réparation conséquente. Quand le comportement filial correspond aux lois traditionnelles, aucun enfant n’a de quoi craindre d’être frappé d’une malédiction. D’ailleurs, personne ne semble être maudit sans avoir été préalablement averti de son erreur et invité à s’amender. Au contraire, en est frappé, qui s’obstine dans la désobéissance. »

Chaque vivant est relié au Dieu/créateur par une lignée d’ancêtres qui sont nos procréateurs, ceux qui nous « mettent au monde », qui nous font venir à l’existence, avec « la vie » que Dieu nous a donnée, pour vivre sur « la terre » qu’il a créée. Cette terre que nos ancêtres nous ont léguée, de laquelle nous vivons selon l’exploitation qui en est faite, dans nos différentes « coutumes, traditions, et cultures », et selon les aléas de la géographie et de l’histoire de chaque peuple. Nos ancêtres veillent sur nous, protègent nos vies, mais ils n’en sont pas à l’origine, seul Dieu donne la « vie » (l’énergie vitale). Nous devrions plutôt lui rendre grâce et le remercier de nous avoir donné ces trois éléments que sont : « la vie », « la terre », et le triplet : « coutumes, traditions et cultures ».

Nous devrions plutôt nous enrichir de nos différences au lieu de nous opposer, les plus forts  dominant les plus faibles pour leur imposer leur civilisation !

Par ailleurs, à Bafou, les ancêtres sont considérés par les vivants comme les gardiens de la tradition transmise de générations en générations à travers les âges. Pour eux, les ancêtres sont non seulement les gardiens et protecteurs de leurs familles respectives, mais également les gardiens et les protecteurs de toute la communauté (quartier, village, groupement, etc.). Ceci explique pourquoi  les ancêtres sont  invoqués et sollicités en diverses circonstances pour intervenir en cas d’infortune et de malheur, ou pour rendre favorables la fécondité, l’abondance des récoltes, la richesse, la santé, la victoire en cas de guerre, etc. Dans ce sillage, Michel NGOUANE TAMEKEM écrit : « Les ancêtres connaissent et s’intéressent à tout ce qui se passe dans la famille. Quand ils apparaissent aux membres les plus âgés de la maisonnée, ils sont reconnues par leurs noms comme celui-ci, et celui-là. Ils informent au sujet des dangers imminents, ou reprennent ceux qui ont manqué de suivre leurs instructions spéciales. Ils sont les gardiens des affaires familiales, tribales, de la moralité et des activités relatives à la survie de la tribu.

Une offense en ces matières, touche directement les ancêtres qui, en cette qualité, agissent comme une police invisible de la famille et de la communauté. »

Aujourd’hui, nous avons le regret de constater avec Dieudonné WATIO que : « Parmi les personnes qui luttent pour le changement de la société traditionnelle, il y en a qui veulent que les coutumes ancestrales en tant qu’elles constituent un frein au développement, soient rejetées purement et simplement sans  aucune autre forme de procès. D’autres, plus réfléchis, pensent que le développement des sociétés traditionnelles africaines ne peut avoir un sens et une valeur que si elles évitent toute forme d’aliénation dans leur quête d’émancipation et de développement. Ce que les sociétés africaines ont à faire, c’est de chercher à s’enrichir chez les autres de tout ce qui peut leur permettre de réaliser le progrès recherché tant sur le plan social, politique, qu’économique, tout en gardant leurs racines. Le contraire serait aliénation et dépossession dont les conséquences pourraient être néfastes à l’avenir. » (1 p.129)

Le monde invisible  des ancêtres est peuplé par les esprits des morts, mais on ne rejoint le monde souterrain des morts que dans certaines conditions particulières, notamment de qualités morales et d’âge. Pour la religion traditionnelle africaine, la mort est le passage d’un monde à un autre, du monde des humains à celui des esprits. Et lorsqu’ un vieillard vient à mourir, on ne dit jamais qu’il est mort, mais plutôt qu’il « dort », qu’il est « parti ». Le respect et la considération accordés aux vieux, dans la tradition africaine, relèvent du culte des ancêtres. En effet, ceux qui sont très vieux sont assimilés aux ancêtres qu’ils vont bientôt rejoindre. L’expérience qui donne le savoir et la compétence, le discernement, l’équité, l’abnégation, le sang-froid, bref, la sagesse, font du vieillard l’arbitre par excellence!

 

Par contre, la mort précoce, « leweu’h mbeug » (mort crue), est considérée comme le fait d’une malédiction, redoutée, rejetée et condamnée.  Tous les morts ne deviennent pas des ancêtres, « la mort ne suffit pas à transformer automatiquement un défunt en ancêtre ». Cette transformation est le résultat d’un processus d’ « ancestralisation » qui passe au premier chef par les rites funéraires.

Par ailleurs, il est de notoriété publique à Bafou, qu’une mort infamante, « leweu’h mefefou’oh meneuk » (mort les yeux ouverts) ou « Leweu’h tépoong » (mauvaise mort, mort tragique), comme mourir de suicide, de noyade, des suites de brûlure, de lèpre, mort le ventre enflé, de pendaison, mourir à la merci des charognards, etc. ne peut donner accès au statut d’ancêtre.  Les idiots et les fous ne sont pas éligibles non plus. La sagesse, l’intégrité physique et morale, une vie vertueuse et exemplaire, sont les éléments qui permettent de caractériser un ancêtre. Enfin, ne peut être considéré comme ancêtre qu’une défunte ou un défunt qui a laissé une progéniture qui fera en sa faveur des sacrifices et des offrandes, qui organisera ses funérailles !

 Selon la tradition à Bafou, les corps des personnes décédées des suites de mort tragique ne sont jamais exposés à l’intérieur de la maison. Une manière pour les vivants de manifester leur « désapprobation », de « se révolter » contre les ancêtres, les divinités et contre Dieu. Une manière de dissuader tous ceux qui seraient tentés de poser des actes ou d’adopter des comportements susceptibles de les exposer à ce genre de mort. Précisons bien que cette réprobation, cette indignation des vivants porte sur le genre, sur la cause de la mort et non sur la personne décédée qui du reste peut avoir mené jusque-là, une vie de juste, une vie vertueuse. C’est ce qui explique pourquoi les dépouilles des décédés de mort tragique ne manquent souvent pas de subir l’autopsie traditionnelle pour rechercher les causes mystiques de leur décès, nonobstant le genre de mort. Les oraisons funèbres et les témoignages lors des obsèques, sont l’expression des jugements (positifs et/ou négatifs) des vivants, à l’égard de la vie et des rapports sociaux d’un défunt avant de le confier aux ancêtres et à Dieu, qui est juge en dernier ressort, et dont les humains se gardent bien de présumer du jugement.

Seuls les ancêtres méritants (adulés), qui ont mené sur terre une vie d’homme juste, d’homme honnête et vertueux, peuvent, du monde invisible, intercéder pour leur progéniture  auprès du Dieu / Créateur, qui est le dernier, le plus ancien, le plus grand des ancêtres, l’auteur de toute création. D’autre part, lorsqu’on meurt jeune, on ne peut valablement être invoqué comme un ancêtre.

A priori, tout Africain qui décède espère remonter à travers ses ancêtres qui seuls peuvent le reconnaître à cause du lien de sang qui les unit, jusqu’à Dieu son créateur avec qui il doit fusionner, marquant ainsi la fin de son existence en accédant à la plénitude divine, à l’énergie pure (certains diront au « paradis »). D’où l’expression bien connue à Bafou : «  n’kou’oh sih n’ji’oh n’dem » (voir Dieu après la mort). Notons d’emblée que ce retour, cette remontée, cette évolution régressive d’un individu à travers le temps, de ses  ancêtres les plus proches vers les plus anciens, revêt  un caractère absolu (sans limite). Dans certaines familles dont les membres vivent assez longtemps, ils peuvent remonter leur arbre généalogie jusqu’à la 5éme génération, voire davantage. Mais la plupart des familles, du fait de la transmission orale et du manque de repères caractéristiques de la culture africaine, sont dans l’impossibilité d’aller au-delà de la 2ème ou 3ème génération. Le retour, la remontée et la fusion évoqués ci-dessus, ne sont ni faciles, ni évidents pour tous les défunts. Certains peinent longtemps pour y parvenir, d’autres n’y arrivent jamais, leurs âmes ayant été rejetées et condamnées à l’errance (« enfer » pour certains). C’est la seconde mort, parce que ces personnes auront mené sur terre une vie contraire aux règles de la morale, de l’éthique et aux lois sociales, une vie ignoble. C’est pourquoi  on a souvent vu des personnes malades et agonisantes, révéler et avouer leurs fautes ou leurs crimes, se repentir, se faire  pardonner, se réconcilier avec la famille et les proches. Et lorsqu’elles décèdent, leurs descendants et leurs proches, pour faciliter leur évolution vers le créateur, mettent tout en œuvre pour réparer leurs fautes : rembourser les dettes, restituer des objets volés ou spoliés, expier des crimes en effectuant des sacrifices, en organisant des rites et cérémonies diverses avant d’organiser leurs funérailles. Sans toutefois oublier certains défunts qui peuvent être obligés de retourner sur terre pour se racheter en réparant leurs fautes, pour se purifier avant de repartir. Voilà pourquoi à Bafou, il n’est pas rare, après une autopsie traditionnelle d’entendre des initiés déclarer que le défunt est déjà venu, une, deux et même trois fois sur terre. C’est la réincarnation, un des piliers de la religion traditionnelle africaine (R.T.A).

RITES ET CEREMONIES  D’OFFICIALISATION DE« LESSA’A »

 Ces rites et cérémonies se font en plusieurs étapes, à savoir : « Mbè Lessa’a »(ramasser)- « Mbaa Lessa’a » (préserver, conserver)- «N’dji’eu Lessa’a » (célébrer, fêter). Ces étapes qui constituent des phases de reconnaissance officielle d’un ancêtre sont bien indépendantes entre elles.

«Mbêh Lessa’ah » (ramasser la « tête » de l’ancêtre), pourquoi ? Quand ? Où ? Avec quoi ? Par qui ?

            La pratique qui consiste à repérer et ramasser généralement à un carrefour lointain, une ou plusieurs pierres symbolisant des crânes, en vue de compléter la chaine des ancêtres d’une famille, est très courante dans le groupement Bafou.  En effet, chaque fois que pour diverses raisons (discordes et mésententes dans la famille, mauvais sort, maladies suspectes, échecs répétitifs, morts tragiques, etc.) , «Mé- Ndoh »(malédictions), on constate que  le crâne d’un ou de plusieurs défunts manquent  au sanctuaire familial, on fait recours aux personnes initiées : « Ndjui Nsih »(femme de Dieu) ou « Nkem Nsih »(notable de Dieu), c’est-à-dire aux devins, aux oracles, aux chamans, aux initiés, aux personnes avisées, aux voyants ou à la lecture des signes  pour déterminer la direction et le lieu vers lesquels on peut se diriger pour ramasser ces « têtes » ou crânes en leurs noms pour les remplacer afin de renouer et réconcilier la famille avec ses ancêtres les plus éloignés. Pour ce faire, la famille va se réunir pour évaluer les dépenses nécessaires, débattre et arrêter les taux des cotisations individuelles de tous ses membres, fixer le jour de la cérémonie, désigner les membres de la délégation devant accompagner la personne initiée (voyant, devin…), chargée de diriger et d’officier les rites. Le jour convenu, guidée par l’officiant, la délégation se déplace vers le lieu indiqué, munie d’un bélier ou d’une chèvre, d’une tine d’huile de palme, d’un sac de sel, d’un plat de condrès, du taro à la sauce jaune, du vin de raphia et autres boissons, etc.

Une fois sur place, et après que l’officiant principal a repéré, ramassé et emballé dans les feuilles de « mbebeuh », mis dans un sac avec des branches d’arbre de la paix, la ou les « têtes » indiquées, la délégation s’installe au bord de la route ou à un carrefour, pour partager avec tous les passants intéressés, les provisions apportées. Le bélier est gracieusement remis à un passant dont le devin avait d’avance dressé le portrait. Une somme d’argent lui est également remise en guise de dot. Chaque passant reçoit aussi une symbolique somme d’argent (leur « sel »). Le repas terminé, la délégation prend le chemin retour.

« Mbaa Lessa’a » (protéger, préserver)

De retour dans la concession familiale, les reliques ramassées sont enduites d’huile de palme aspergées de « ep’euh » (poudre rouge de bois d’acajou), par un ami du défunt, par l’officiant principal ou par le chef de famille, et déposées dans la case sacrée auprès des autres crânes. Un bouc castré (« fouètt ») ou à défaut,  un coq est immolé pour les y installer. La chair du bouc, (surtout le foie, le cœur et les poumons), est découpée, braisée  ou frite, mélangées  aux autres éléments sacrificiels (sel, huile de palme, graines d’arachide ou de pistache broyées, taro à la sauce jaune, et un petit  échantillon de tous les autres mets présents, vin de raphia, casiers de bières et jus, vin rouge…), déposé à même le sol auprès des différents crânes en invoquant les ancêtres présents, pour leur demander de partager avec tous ceux qu’on n’a pas connus et qui par conséquent n’ont pas été évoqués, afin qu’ils intercèdent auprès de Dieu pour toutes les doléances et sollicitations, pour les témoignages de gratitude de la famille. Une bonne partie de cette viande et des autres éléments sacrificiels est partagée aux  divinités, aux génies, aux esprits des lieux sacrés environnants.

Tous les restes des offrandes sont consommés en partage par toute l’assistance et par tous ceux qui viennent  à passer par là ! Ce partage d’un repas commun est une manifestation de l’esprit communautaire des Bafou et des Bamiléké en général parce que pour eux, le groupe est au-dessus de l’individu. Cette communion est très importante et constitue la véritable raison d’être de la cérémonie, elle est le facteur essentiel qui permet d’apprécier la réussite de la cérémonie. En effet, à Bafou on est parfaitement conscient que tout ce qui est déposé auprès des crânes pour les ancêtres, dans la case où dans les lieux sacrés pour les divinités ou les génies, ne sera évidemment pas consommé par ces esprits.

Tout est fait à titre purement symbolique, par déférence, par témoignage de respect, par devoir et par soumission, par dévotion filiale pour rendre hommage. C’est pourquoi la quantité  déposée n’a aucune espèce d’importance, parce que le Bafou sait pertinemment que les esprits, les divinités, les génies du monde invisible n’ont pas des besoins humains comme se nourrir, avoir soif, avoir des émotions, avoir des sensations.

Ce repas communautaire marque la fin de cette phase essentiellement consacrée à rechercher et à ramener le ou les crânes  des ancêtres éloignés ou quelque peu négligés auprès des leurs, en famille. Et il ne reste donc plus qu’à les célébrer, à leur rendre un hommage mérité, en organisant leurs funérailles.

« N’dji’eu Lessa’a » (célébrer, fêter les  funérailles de l’ancêtre)

 Chaque fois qu’une famille a recherché et ramené le crâne d’un ou de plusieurs de ses ancêtres dans la case sacrée, elle  doit organiser, après une période plus ou moins longue, leurs funérailles. Ainsi, comme à la première phase, une date est arrêtée, des contributions fixées et collectées pour acheter, en plus des denrées énumérées  plus  haut, une brebis qui sera présentée aux crânes dans la case sacrée et remise au chef de famille pour être élevée afin d’observer à travers son évolution (prolificité), le présage de l’issue de la cérémonie. Toutes les autres denrées sont gérées de la même manière que ci-dessus pour la phase d’installation des crânes. 

Au cours  de cette même cérémonie, un membre de la famille (homme ou femme), est désigné après concertations, ennobli du titre de « Maa Lessa’a » pour désormais représenter celle dont la relique a rejoint le sanctuaire familial.  Et c’est à ce successeur que reviendront dorénavant les droits de l’ancêtre rétabli lors des cérémonies sacrificielles et à l’occasion des dots et des funérailles dans la famille. Ainsi, la chaine des ancêtres n’est jamais rompue car, se connaissant, les ancêtres les plus proches se chargent toujours de relayer, de transmettre les informations, les doléances ou les marques de gratitude des membres de la famille jusqu’à leurs destinataires  les plus lointains.

RITES ET CEREMONIES D’OFFICIALISATION DE « AGHAP  NGUIA»

Pour une « Atouoh Ghap Nguia » (crâne d’une Aghap n’guia), tout se passe exactement comme pour la « Lessa’a », à la seule différence que le nombre de personnes concernées est moins important.

En fait, « Aghap nguia » et « Lessa’a » sont des ancêtres dont l’une se trouve du côté maternel et l’autre du côté paternel, tel que nous l’avons précisé plus haut. Dans une concession donnée, chaque femme et toute sa descendance ont leur « Aghap nguia » donc autant de « Aghap nguia» que de femmes dans la concession. Par contre, tous les fils, tous les petits-fils et arrières petits-fils, toute la descendance du père fondateur de la famille ont une même et unique « Lessa’a », qui est la mère du père fondateur de la famille et non celles des différents successeurs de générations en générations.

En conclusion, les termes « Lessa’a » et « Aghap nguia » qui existent dans notre société depuis la nuit des temps pour désigner des réalités différentes, n’ont pas été choisis au hasard ou de manière fantaisiste.

Un ensemble d’éléments fondamentaux s’adossant sur notre cosmogonie, notre culture, et sur notre spiritualité, nous donnent de mieux comprendre ces concepts tout en mesurant combien il serait important de bien les appréhender pour qu’ils  ne soient plus galvaudés et travestis. Il s’agit par ailleurs, de nous reconnecter si nécessaire, à nos ancêtres, ceux qui nous reconnaissent et qui peuvent intercéder favorablement pour nous auprès de l’éternel. Contrairement aux prophètes, aux saints, aux esprits, et aux  archanges des religions dites révélées qui nous ignorent et qui ne peuvent valablement intercéder que pour ceux qui ont créé ces religions,  et dont aucun lien ne nous rapproche. Sinon que pour des raisons d’une universalité abstraite et superficielle, et à des fins de domination et d’exploitation, leur spiritualité et leurs religions nous ont été imposées ! 

Lessa'a

Lessa'a

 Maitre NGUETSOP Prosper et Mo’oh Temoyim Tsombeng Jean

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Le Roi des Bafou et Mo’oh Temoyim Tsombeng Jean

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SOURCES ET REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

A-                Sources Primaires

-            Mo’oh Djeuh-NDA Dongmo Samuel Richard (75 ans)

-            Maitre NGUETSOP Prosper (60 ans)

-            NGUECHOUNG Albert (60 ans)

-            Mo’oh Djeuhtio Etienne (45 ans)

-            Nangue Madeleine et Ngangni Cecilia : 2 matriarches bientôt centenaires à Balefé (Bafou)

B-               Sources Secondaires

-            Actes du Festival Culturel Bafou Lemor Décembre 2017 

-            Dieudonnee Watio, « le culte des ancêtres chez les Ngyemba (Ouest-Cameroun) et ses incidences pastorales » (Evêque de Bafoussam) thèse de doctorat en sciences des religions, Paris 4, 1986

-            Moise Timtchueng, « la juridiction Camerounaise compétente en matière de contentieux des obsèques et de l’inhumation opposant des membres de la famille du défunt R.RJ 2014-4 pp.408-424.

-            Paluku-Rubinga Josaphat. Personne n’a vu Dieu (Des Dieux de nos pères au Dieu de Jésus-Christ). In : Autres temps. Les cahiers du christianisme social. N° 32, 1991.PP.50-63

-            Jean-Paul Pougala, Manuel de Dé-intoxication religieuse, leçon N° 83 publié le 19/7/2015, extrait du livre à venir Dieu n’existe pas.

-            Réné Tabard, « Religions et cultures traditionnelles africaines » in revue des sciences religieuses 84/2, 2010 pp 191-205.

C-                Sources Electroniques

-            https://Fr.m.wikipedia.org

-            https:www.larousse.fr>français

-            https://www.persee.fr

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