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VOICI COMMENT MEURENT LES LANGUES

« J’écris pour ceux qui sont venus,

N’ont rien compris à rien,

S’en sont retournés vers leur misère paradisiaque,

Et continuent de ne rien comprendre à rien. »

Francis Bebey 

Dans notre dernier article publié en mars sur ce même site, nous invitions nos frères et sœurs à adopter une attitude favorable à la transmission de notre langue aux générations nouvelles; nous nous sommes rendu compte que cela pouvait se faire sans effort particulier (du moins au niveau du parler), et qu’il suffisait juste de s’adresser à eux, pratiquement en toutes circonstances de la vie, en notre langue. Il faut en plus, en retour, exiger simplement d’eux qu’ils fassent pareille lorsqu’ils s’adressent à nous.

D’après les pédagogues, tout ce que l’on doit apprendre pour le faire, c’est en le faisant qu'on l’apprend; ceci est aussi vrai dans l'apprentissage et l'usage des langues que dans tous les autres domaines.

Cette fois, nous nous proposons de décrire quelques escales sur le chemin des langues vers leur tombe. Il appartiendra ensuite à chacun de juger, à la lumière de l’expérience vécue chaque jour au contact de nos enfants, notamment ceux nés en ville, si notre langue est sur ce chemin ou non. Et bien entendu, de réfléchir à la réaction à initier déjà au niveau individuel, familial et au sein de nos milieux sociaux. Dans le processus de la mort des langues tel que les spécialistes le décrivent, notamment David Crystal (2001 : 78), on distingue globalement trois étapes :

1.      « The first is immense pressure on the people to speak the dominant language ». Ici, en remontant à l’époque de la colonisation, on se rend compte que pour s’intégrer au nouveau système politique, socio-économique et culturel mis en place par la colonisation, il faut absolument parler la nouvelle langue, celle du colonisateur. Ceux de nos parents pour qui il se fait tard se résolvent à envoyer leurs enfants à la nouvelle école. La pression de départ est donc réelle et bien forte.

2.      La deuxième étape « is a period of emerging bilingualism, as people become increasingly efficient in their new language while still retaining competence in their old ». C’est bien le cas pour la plupart des africains de nos jours, dont les locuteurs, et particulièrement pour ceux qui ont été à l’école nouvelle, ou même ont simplement flirté avec elle. C’est un bilinguisme désordonné que l’on croit de prestige. On a l’impression qu’il s’agit tout simplement d’emprunt, phénomène linguistique dont font usage toutes les langues au monde. Mais c’est un emprunt que trahit la proportion trop élevée des items empruntés par rapport au nombre total d’items qui constituent un propos.

3.      Enfin, « the younger generation becomes increasingly proficient in the new language, identifying more with it, and finding their first language less relevant to their new needs ». Y a-t-il un seul des parents dont les enfants sont aujourd’hui dans les écoles qui ne reconnaît pas ses enfants dans cette dernière étape dite étape de la honte de soi ? Pour prouver qu’ils n’ont pas trahi leur peuple, les enfants prononcent quelques mots de la langue Yémba qu’ils accompagnent ou complètent de nombreux mots étrangers. Au final, ils ne parlent ni une langue, ni une autre. C’est le type d’emprunt assassin des langues. Ce n’est plus l’étape du « bilinguisme », mais celle des interférences néfastes. Les langues africaines en général et la langue Yémba en particulier souffrent énormément de ce phénomène.

L’état de « bilinguisme » décrit ci-dessus est en fait un état de coexistence « pacifique » des deux langues qui, en lui-même, n’est pas condamnable. Malheureusement, c’est souvent une étape intermédiaire plus ou moins durable, une étape annonciatrice de la mise en danger de la langue dominée.

Le colonialisme, délibérément meurtrier des langues indigènes, a laissé place à un contexte où les locuteurs de la langue eux-mêmes se comportent en suicidaires de celle-ci. Et l’emprunt linguistique joue un rôle central dans cette entreprise d’autodestruction. Pourtant, les ressources internes des langues africaines, et celles de la langue Yémba en particulier, permettent, par un contrôle organisé qui commence au niveau personnel, que l’emprunt à partir des langues coloniales demeure une source d’enrichissement.

Y’a-t-il un espoir ?

L’école nouvelle proposait des positions de pouvoir susceptibles d’assurer la satisfaction des besoins de base. C'est pourquoi elle a drainé tant de monde. Mais, « the problem comes when the goal changes, or perhaps when the goal is achieved, and so no longer important. There is no path back: an option or an identity which was given by the old language is no longer there. » (Ostler, 1996, cité par David Crystal, 2001 : 105).

Et c’est alors, continue David Crystal (op. cit.), que « The old language, formerly a source of shame, comes to be seen as source of identity and pride. But, by then, without any preservation measures, it is too late ». Nous voyons effectivement aujourd’hui certains de nos enfants qui ont compris dans quoi ils avaient été entraînés (parfois ils l’ont compris en se rendant justement en occident), s’activer à offrir (même gratuitement) des cours de langue Yémba; Dr Nanfah Gaston nous a annoncé sur ce site qu’il le faisait déjà au Canada, et qu’il s’apprête à le faire pour l’Allemagne. C’est dire que la langue qui était jusque là perçue comme objet de honte, devient une source d’identité et de fierté. Et nous savons que la mission historique de sauvegarde de son identité incombe à chaque culture à travers ses fils. Il y’a certes dans La langue de l’autre plus de chose à admirer que de choses à mépriser, mais ne laissons pas pour cette raison les langues étrangères étouffer le génie de la nôtre car l’histoire ne nous pardonnerait pas une telle complicité. Que les comités d’études de nos langues deviennent des comités de développement de celle-ci, capables de suivre à défaut de pouvoir anticiper l’évolution du monde avec sa cohorte de nouveaux concepts.

Si parmi les étapes du processus de mort des langues décrites ci-dessus, vous en avez identifié qui s’appliquent d’une façon ou d’une autre, en un lieu ou en un autre à notre langue, le Yémba, c’est qu’il est encore temps d’inverser la tendance. C’est comme rater sa vie ; ne dit-on pas que cette expression ne se conjugue qu’au passé ? Et que si on se rend compte qu’on est en train de la rater, c’est qu’il est encore temps de la réussir ?

Tout n’est donc pas encore perdu …

Azambou Ndongmo Laurent Roger, 2010

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